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Sources principales
 
Archives communales, plus particulièrement BB 9, du f° 552 au f° 583
Michèle Amar de Micheli – Cuges, une histoire dans l’Histoire – Autoédition – 2004
Dr Jean-Baptiste Bertrand – Relation historique de la peste de Marseille en 1720 – Pierre Marteau 1721
Père Paul Giraud – Journal historique (…) à l’occasion de la Peste (manuscrit)
Paul Gaffarel et Marquis de Duranty – La peste de 1720 à Marseille et en France – Perrin et Cie – 1911
Joël Coste – Chirac, la Cour et la peste de Provence (juillet 1720 – avril 1721) – Publication EPHE
Histoire de Marseille en treize événements – Editions Jeanne Laffitte – 1996
La population de Marseille et de son terroir de 1694 à 1830 – Annales de démographie historique – 1973
Charles Mourre – La peste de 1720 à Marseille et les Intendants du Bureau de santé – Provence historique n° 52 – 1963
Jean-Noël Biraben – Les hommes et la peste en France et dans les pays européens et méditerranéens – 1975/1976
Michel Terrisse – La Provence moderne (1481/1800) – Éditions Ouest-France Université – 1991
Nicolas Pichatty de Croissainte – Journal abrégé de ce qui s’est passé en la ville de Marseille depuis qu’elle est affligée de la contagion, Paris, chez Henry Charpentier et Pierre Prault – 1721.
Clément Bonifay – La Grande relique de Saint Antoine de Padoue – 1938
Clément Bonifay – Histoire de Cuges - 1948
Louis Barthélemy – Histoire d’Aubagne – 1889
(1) Ce que l’on appelle alors Conseil général ne doit pas être confondu avec le Conseil général contemporain, devenu Conseil départemental depuis mars 2015. En Provence, sous l’Ancien régime, ce que l’on appelle Conseil général est une assemblée communale, formée du « Conseil ordinaire » composé à Cuges de douze membres choisis par cooptation et remplacés tous les ans (deux consuls et dix conseillers), et des « plus apparens » du village. Ces derniers sont des notables, souvent d’importants propriétaires fonciers, désignés par la collectivité comme étant les mieux à-même de défendre les intérêts communs.
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(2) De nos jours, il subsiste une évocation de cet usage dans les romérages.
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(3) Ce vallon, qu’emprunte le GR 98, suit partiellement la limite entre les territoires de Gémenos et de Cuges.
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(4) A priori, il restait en 1938 quelques vestiges de ce poste de garde, « à l’entrée du vallon de la Bigue ».
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(5) Le bacille de Yersin ne sera découvert qu’en 1894. La peste de 1720 fut vraisemblablement de type bubonique. Son vecteur de transmission est la puce xenopsylla cheopis, contrairement à la peste pulmonaire dont la transmission est aérienne.
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1720. Marseille. L’activité portuaire périclite, négociants et artisans sont ruinés, chômeurs et mendiants errent dans les rues : la cité phocéenne s’enfonce peu à peu dans la dépression. Le samedi 25 mai, renaît enfin l’espoir : un trois-mâts, le Grand Saint-Antoine, entre dans le port. A son bord, une cargaison d’étoffes en provenance du Proche-Orient, d’une valeur de cent mille écus, dit-on, et qu’attendent impatiemment les négociants de la ville. Ces derniers ne sont pas les seuls à se réjouir de l’arrivée du vaisseau. En ces temps de misère, pour tous les ouvriers du port comme pour les ouvriers du textile, le Grand Saint-Antoine, c’est la promesse du travail retrouvé. Malheureusement, à bord du navire, bien à l’abri au cœur même des cotonnades et des soieries, il y a aussi les puces, celles qui apportent à l’homme le terrible et tant redouté fléau de la peste.
 
Certes, le capitaine Chataud, commandant du navire, a bien signalé que neuf hommes, dont le chirurgien de bord, étaient morts au cours du voyage, mais un renvoi ajouté entre les lignes de sa déclaration a cru bon de préciser qu’ils étaient morts « de mauvais aliments ». Certes encore, l’intendant semainier Tiran a des doutes, et prescrit dans un premier temps la quarantaine réglementaire : les hommes d’équipage aux infirmeries, la cargaison à l’île de Jarre. Sauf que juillet et la grande foire de Beaucaire approchent. Or, l’essentiel du chargement appartient à Jean-Baptiste Estelle, premier échevin de la ville. Quant à Chataud, il fait partie des armateurs. En tant que tel, il a des délais à respecter.
 
Le 29 mai, premier contrordre, les marchandises les plus précieuses seront débarquées aux infirmeries ; n’iront sur l’île de Jarre que les plus ordinaires. Le 3 juin 1720, nouveau revirement, les intendants de santé donnent l’ordre de décharger la cargaison aux infirmeries, comme si ces dernières, situées à peine à 400 mètres des habitations, offraient toutes garanties d’isolement…
 
Le résultat ne se fait pas attendre : 17 jours plus tard, on enregistre une première victime, une petite blanchisseuse des quartiers pauvres marseillais. Début juillet, on a bien noté ici ou là quelques morts suspectes, toujours dans les quartiers où se serrent taudis et boîtes à matelots. Pour les échevins, ce ne sont là cependant que des cas isolés, liés à la malnutrition. Certains médecins, dont Charles Peyssonnel, émettent toutefois des réserves. Mais tandis que la rumeur commence à se répandre sur les côtes méditerranéennes, les autorités de la ville, craignant pour le devenir du port, occultent leur diagnostic et persistent à garder le silence. Quand arrive le 31 juillet, il n’est pas possible de cacher la vérité plus longtemps : le parlement d’Aix ordonne la fermeture des portes de la ville.
 
Mais il est trop tard… Deux mois se sont écoulés entre l’arrivée du navire pestiféré et la mise en place des premières mesures sanitaires. Deux mois durant lesquels n’auront cessé ni les échanges commerciaux officiels, ni la contrebande, laquelle, singulièrement active, semble être à l’origine des premières contaminations. Les barrières sanitaires mettent du temps à s’installer. L’exode massif des populations touchées accélère la propagation de la maladie à l’intérieur des terres.
 
Une étude récente de l’institut Max Planck tend à prouver que cette épidémie de peste était en réalité une résurgence de la Grande peste noire du 14ème siècle, endormie depuis près de quatre cents ans. Il n’en reste pas moins que le coupable silence des autorités et de l’administration centrale, ainsi qu’un certain aveuglement général, permettront à la peste de se répandre dans toute la Provence : le désastre s’étendra aux abords d’Arles, d’Avignon, de Toulon, d’Apt, ainsi que dans le Languedoc.
1720. La France est en plein marasme.
Les conséquences du système de Law et de la spéculation sont désastreuses pour l’économie du pays, lequel, par ailleurs, peine à se relever des précédents efforts de guerre, aussi soutenus que répétés.
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1720 – 2020, Trois siècles d’accalmie
A la Cour, on commence à s’inquiéter. L’épidémie ne va-t-elle pas déborder des frontières provençales ? Paris ne va-t-il pas être menacé à son tour ? Le 3 septembre 1720, le pouvoir royal, après plusieurs semaines d’hésitations et d’attentisme, se décide à instaurer des commandements militaires dans les villes contaminées. A Marseille, les échevins sont laissés en poste, mais ils sont placés sous les ordres du chevalier Andrault de Langeron, chef d’escadre des galères, qui commandera aussi bien « aux habitants qu’aux gens de guerre qui y sont en garnison ».
 
Le 14 septembre, suivra un autre arrêt du Conseil du Roi, renforçant le blocus de Marseille, harmonisant les différentes réglementations locales, édictant de nouvelles règles de police maritime... C’est également à partir du mois de septembre que les procureurs du pays vont durcir leurs directives et faire boucler les voies de communication à l’intérieur des terres.
 
Au début du 18ème siècle, la route qui relie Marseille à Toulon ne suit pas son tracé actuel. Aux abords de Cuges, elle emprunte le « vallon des Nègles », de nos jours dit vallon de la Bigue (3). C’est une voie de communication qui, en dépit de son peu de praticabilité, est essentielle : outre Toulon, elle permet de rejoindre depuis le Col de l’Ange les ports de Cassis et de la Ciotat. Essentielle en matière de déplacement, elle l’est également en matière de prophylaxie. En effet, la peste de 1720 est une peste à puces et non une peste à rats, et comme le remarquera Jean-Noël Biraben, elle suit les routes, se transmettant davantage par l’homme en déplacement que par les rongeurs.
 
Le 6 septembre 1720, Cuges reçoit l’ordre de fermer le passage dudit vallon, et d’y établir une garde de six personnes, encadrée par un brigadier. Il faut croire que les mousquets de Cuges n’ont jamais été retrouvés : monsieur de Fontblanche – directement concerné, il est vrai – a fini par en prêter quinze pour équiper le nouveau poste de garde. (4)
 
En dépit de la sévérité des instructions, les barrières placées dans les « avenues » du village vont rapidement montrer leurs limites, d’autant plus qu’elles sont en bois... Aussi, au mois de novembre 1720, comme « la maladie contagieuse » menace toujours, le bureau de santé trouve-t-il opportun « de les faire bâtir en pierres sèches ». Les entrées de la ville vont désormais être murées.
 
Si au cours de l’automne 1720, l’épidémie régresse dans la cité phocéenne, ce n’est pas le cas dans les campagnes… Les voies de circulation restent bloquées, villes et villages demeurent isolés. Si bien que, en février 1721, les membres du corps de garde qui n’ont pas été remplacés sont toujours en poste... Le Conseil communal décide alors d’en nommer d’autres « attendu qu’il y a trop longtemps qu’ils sont là »… Il décide également d’envoyer un ou deux maçons pour réparer le barrage des Nègles, emporté par le torrent, comme d’habitude gonflé par les pluies hivernales.
 
En ces temps où circulation et échanges commerciaux sont paralysés, l’épidémie est de moindre conséquence pour ceux qui ont la chance de posséder un billet de santé, ce précieux sésame qui prouve qu’ils ne viennent pas d’un lieu contaminé, ou bien qu’ils ont respecté une période d’isolement.
 
A Cuges, ces laissez-passer étaient délivrés au château selon le bon vouloir du seigneur, moyennant probablement quelques deniers. « Là, il en étoit donné à ceux qui lui convenoit, et en étoit refusé à d’autres qui auroient eu un même droit d’en prendre ». Est-ce parce qu’il n’avait pas de laissez-passer – et en ce cas, pour quelle raison ? – que, au cours de l’automne 1720, le premier Consul s’est retrouvé bloqué à Aix par une « quarantaine de vingt jours » ? La délibération ne le précise pas, et l’on ignore si elle eut lieu à l’aller ou au retour. Ce que l’on sait en revanche, c’est qu’il s’était rendu à Aix pour emprunter les dix-sept mille livres dont Cuges avait besoin, dix-sept mille livres destinées bien entendu à rembourser d’autres dettes…
 
En revanche, la délibération juge utile de préciser que la somme lui a été remise en billets de banque, ce qui est pour le moins curieux quand on sait que, depuis l’effondrement du système de Law, la monnaie papier, n’a plus aucune valeur et ne s’échange plus. C’est là un point que le registre des délibérations signale, mais qu’il ne développe pas.
 
Ce droit que semble s’être attribué le seigneur de Cuges ne satisfait pas les habitants qui ne cessent de s’en plaindre auprès des consuls. D’autant plus que, comble d’injustice, le seigneur de Cuges a refusé l’accès au village « à nos voisins venant d’endroits qui ne sont pas soupçonnés avec leur billet de santé». Décision « fort préjudiciable au public », car la riposte n’a pas tardé : « dans ces endroits-là, ils n’ont plus voulu recevoir nos habitants ». En février 1721, les consuls mettront fin à ce droit. Dès lors, comme cela se pratique partout ailleurs, ce sont eux qui fourniront les billets, conformément aux arrêts du parlement. Quant au prix des billets, il sera fixé à dix deniers.
 
A Marseille, en décembre 1720, l’épidémie a reculé. En janvier 1721, les boutiques ont rouvert, la pêche a repris, tout comme le travail pour les portefaix et les crocheteurs. En février, la Chambre de Commerce a repris ses délibérations, interrompues depuis le mois de juillet. La vie reprend peu à peu son rythme habituel. Il n’en est pas de même dans les autres villes du sud de la France, ni dans les campagnes, où la maladie va continuer à se répandre de manière plus ou moins inégale et confuse, et ce d’autant plus facilement que le facteur de contamination n’a pas encore été clairement identifié (5). Ces foyers secondaires expliquent probablement le retour de la peste à Marseille au printemps 1722, au moment où tous ceux qui, ayant fui la ville deux ans plus tôt, voulurent regagner la cité phocéenne. Une rechute qui a priori n’a pas concerné Cuges, dans la mesure où les registres de délibérations communales n’en font pas mention, ce qui cependant est loin d’être une preuve formelle…
 
Avec la peste de 1720, même si l’on ne peut être totalement certains de ces chiffres, Marseille aura perdu 30 000 à 40 000 habitants sur une population d’environ 80 000 à 90 000 personnes, soit près de la moitié de ses habitants. Au total, la Provence comptera entre 90 000 et 120 000 morts sur une population estimée à 400 000 habitants.
 
La question qui se pose à présent est de savoir si Cuges a effectivement été touché par la peste de 1720… Comme chaque fois qu’il y a une épidémie, il est difficile de répondre à cette question : pour commencer, il est déjà impossible de connaître le nombre des décès survenus au cours de la même période… On se souviendra que, sous l’Ancien régime, il n’existe pas d’état civil. Les « baptêmes, mariages et sépultures » sont uniquement consignés par le clergé. Or, la peste est traditionnellement vécue comme une punition divine : le père Paul Giraud, témoin de l’épidémie de 1720, ne dira-t-il pas que « Dieu a déclaré la guerre à son peuple » ? Comme le souligne l’historien Michel Terrisse, il existe un « interdit en temps de contagion sur la tenue des registres ». C’est d’ailleurs ce que constatait également Louis Barthélemy dans son histoire d’Aubagne, lorsqu’il remarquait qu’en période d’épidémie, les registres n’étaient plus tenus, comme si l’on redoutait même « de mentionner l’existence de la maladie». Et c’est bien le cas à Cuges en ce qui concerne la peste de 1720.
 
A ce jour, le registre paroissial couvrant la période 1716 – 1724 a purement et simplement disparu… On pourrait imaginer qu’il n’a jamais existé, car, à Marseille, par exemple, les enregistrements ont cessé vers juillet 1720 pour ne reprendre progressivement qu’entre novembre 1720 et janvier 1721. Mais si des lacunes existent dans les dates, le registre existe encore… A Cuges, non. En l’absence de document officiel tangible, la seule alternative est donc de se rapprocher des chiffres donnés par Clément Bonifay dans son histoire de Cuges, avec toutes les réserves qui s’imposent car il s’agit d’éléments dont on ignore la source et par conséquent non-vérifiables. Par ailleurs, pour être statistiquement utilisables, l’idéal eut été de disposer d’un véritable recensement de population.
 
De ces chiffres, il ressort que, entre 1713 et 1719 (il manque l’année 1712), la moyenne des décès est d’environ 15 par an. En 1720, le nombre de morts s’élève à 38, en 1721, à 26, en 1722, à 25. Il s’agit donc de chiffres supérieurs à la moyenne, y compris à celle établie pour les années 1689 à 1708, que nous avons estimée à 25. Par ailleurs, il faut remarquer que, après le gel de 1709, le nombre d’habitants a fortement diminué. Ramenés en pourcentage, les 38 décès de 1720 pourraient traduire une hausse de la mortalité : 25 morts en 1708 n’ont pas la même signification que 25 morts en 1722.
 
Certes, l’augmentation du nombre de personnes décédées ne prouve pas qu’elles soient mortes de la peste. Il est toutefois improbable, compte tenu de l’ampleur de l’épidémie entre Marseille et Toulon, touché à partir d’octobre 1720, que quelques cas n’aient pas été « suspects » à Cuges. Et par ailleurs, comment avoir la certitude que l’on n’ait pas trouvé le corps de quelque inconnu venu d’ailleurs, décédé au bord d’un chemin ?
 
Il n’est pas impossible toutefois qu’à Cuges, la peste ait moins tué qu’ailleurs, ce que l’on pourrait expliquer par une faible densité d’habitations, et donc par une promiscuité moins importante, en dépit d’un habitat de type rural resserré. Par ailleurs, la route de Marseille ne traverse pas encore le village, ce qui, en limitant le volume du passage, a pu également limiter les facteurs de propagation. Cela étant, bien des villes voisines n’ont guère été épargnées : Roquevaire, Auriol, Aubagne, Gémenos, pour ne citer que les communes les plus proches situées à l’ouest. Or, les échanges commerciaux n’ayant pas complètement cessé, il est difficilement concevable qu’aucun habitant de Cuges n’ait été contaminé.
 
Que l’épidémie se soit propagée à Cuges ou pas, le village n’a pas échappé à ses conséquences, économiques pour les villageois, financières pour la communauté. Pour cette dernière, la peste a engendré de nouvelles dépenses, auxquelles, il va sans dire, Joseph François de Glandevès, seigneur du lieu, n’entend pas participer. Et ce dernier est loin d’être ému par la situation. Il va même jusqu’à demander l’intervention de l’intendant général d’Aix pour que lui soient payés les trois cents quintaux de chaux, utilisés par la communauté « pour faire les barrières dans le temps de la contagion ».
 
Néanmoins, en cas d’épidémie, il est établi que les cadavres « suspects », après avoir été jetés dans les fosses communes, sont recouverts de chaux vive. Ces trois cents quintaux de chaux n’ont-ils vraiment servi qu’à construire des barrières, dont il est dit par ailleurs qu’elles étaient en pierres sèches ?... La question restera posée…
 
Toujours est-il que l’épidémie laisse la commune de Cuges dans une situation financière délicate, car la peste a été source de dépenses aussi supplémentaires qu’imprévisibles. Ainsi cette somme réclamée par le chirurgien qui a soigné deux soldats, blessés en septembre 1721 par des habitants de Cuges… Le registre des délibérations n’est guère explicite quant à l’incident…
 
Pour ne rien arranger, les réserves alimentaires, constituées pour faire face à une éventuelle pénurie, ont visiblement été débitées à perte. Le blé acheté en septembre 1720 n’a pas été utilisé avant le mois de janvier suivant. On peut donc de nouveau s’interroger sur ce qui a véritablement motivé cet achat… On lit en effet dans une délibération d’avril 1721 que, par décision du bureau de santé, « le blé serait vendu sur place ». La précision peut surprendre. Aurait-on cherché à stocker du grain avec la vague intention, en cas de pénurie générale, de le revendre à quelques communes avoisinantes, petit bénéfice à l’appui?...
 
Visiblement, si tentative de spéculation il y a eu, elle n’aura guère été couronnée de succès… Certes, le boulanger du village a acheté aux consuls 5 charges de blé, et ce à raison de 2 sols par livre et par pain. Sauf que, a priori, c’est là un coût trop élevé, qui a eu pour conséquence une hausse du prix du pain, et qui a donc entrainé mécontentement et plaintes des plus pauvres. Il se peut donc que le boulanger ait trouvé du blé à un prix plus intéressant. Quoi qu’il en soit, en ce mois d’avril 1721, les consuls considèrent que « cette débitte alloit trop lentement ». Sans compter que la date du 15 mai approche, et que la commune va devoir s’acquitter des sommes dues. Par conséquent, les consuls « trouvent à propos de trouver quelques expédients » qui auront l’avantage de faire rentrer de l’argent dans les caisses de la collectivité. Il est ainsi décidé que les habitants aisés, à savoir ceux de première et deuxième classe, seront obligés d’acheter 5 panals de blé, et que les habitants de troisième et quatrième classe, devront acheter une moitié de sac.
 
Les consuls ont-ils subi ou craint quelques reproches ? Ils font remarquer en effet que, « vu le malheur de la contagion », si la communauté en avait eu besoin, elle aurait « été bien aise d’avoir ledit blé »… Mauvaise affaire malgré tout que cet achat de blé : en 1724, Cuges n’aura pas fini de le payer. Quant à la vente des quarante moutons achetés en janvier 1721, elle se soldera également par une perte, moindre toutefois, car elle ne s’élèvera qu’à 53 livres.
 
La peste aura donc eu des conséquences négatives sur les finances communales. Aussi, au printemps 1722, lorsque Jean-Jacques Arnaud, docteur en médecine d’Aubagne, propose de reprendre les visites hebdomadaires au village, des visites interrompues « à cause de la contagion dont ladite ville d’Aubaigne fut attaquée », le Conseil lui opposera un non catégorique, au motif qu’il n’y a pas d’argent dans les caisses.
 
A Marseille, la rechute épidémique de 1722 perdurera jusqu’à l’automne, tandis qu’il faudra attendre le 31 janvier 1723 pour que l’épidémie soit totalement endiguée, et deux années seront nécessaires aux marins marseillais pour ne plus être interdits de séjour dans les ports étrangers. Ce n’est qu’en mai 1723 que seront entièrement rétablis les échanges entre la cité phocéenne et le reste de la France. Dès lors, Marseille pourra renaitre de ses cendres et la vie à Cuges reprendre son cours normal.
Cuges, 15 août 1720.
Les consuls ont convoqué le Conseil général en session extraordinaire (1). L’heure est grave : Cuges doit sans plus tarder « se mettre à couvert de la maladie contagieuse qui est répandue à Marseille ». C’est que, depuis le 31 juillet, le Parlement de Provence a prononcé le blocus de Marseille : interdiction a été faite aux Marseillais de sortir de la ville, et bien entendu aux habitants des autres communes d’entrer en contact avec eux. La peste, quant à elle, n’a pas attendu pour se répandre dans les communes avoisinantes : elle est à Cassis dès le 21 juillet.
 
Le 4 août, le parlement de Provence a donc mis en place un cordon sanitaire. C’est probablement à cette obligation que les consuls de Cuges tentent de répondre en ce 15 aout 1720, mais non sans mal... Les consuls d’expliquer en effet qu’ils ont fait « boucher les avenues du lieu », qu’ils ont posté des habitants aux portes du village, mais que ces mesures n’ont servi à rien : une grande partie des villageois refuse d’obéir, d’autres ont enfoncé les barrières. Il est même possible qu’il y ait eu quelques prémices d’émeute, car le premier consul évoque une mutinerie.
 
Le Conseil général autorise donc les consuls à faire réparer les barrières, et rappelle l’interdiction formelle de les défoncer, comme celle de passer par-dessus… En la matière, les arrêts du parlement d’Aix ont été particulièrement stricts : les communes ont même reçu l’ordre de tirer sur tous ceux qui tenteraient de forcer les barrages. Au moment où Cuges s’apprête à appliquer ces directives, on s’aperçoit que les mousquets de la communauté ont disparu… On en retrouve bien deux, mais qui sont hors d’usage. Il faut donc les faire réparer de toute urgence, mais aussi chercher les autres. De nouvelles dépenses en perspective, d’autant qu’il va falloir acheter la poudre et les balles.
 
Lors de la même séance, le Conseil désigne les deux hommes « de bien et d'honneur » à qui seront confiés mousquets et « défense de la ville ». En 1720, le capitaine de ville s’appelle Louis Bonifay. Sous l’ancien régime, le rôle de ce « capitaine », nommé chaque année par le premier consul, était de pourchasser les voleurs, de maintenir l’ordre, et également de veiller sur la santé publique (2). C’est donc à lui qu’est naturellement confiée la mission de surveiller les entrées de ville, et ce, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Pierre Amalric est désigné pour le seconder, à charge pour les deux hommes de se constituer une brigade et de choisir pour officiers des « gens de bien et de probité, (…) tels qu’ils le jugeront à propos ».
 
A peine la séance est-elle levée que les décisions du Conseil sont criées dans le village « à son de trompe ». Il faut être certain que toute la population en a pris connaissance et qu’elle sache bien que les personnes « qui seront désobéissantes seront punies suivant les arrêts du parlement », autrement dit, abattues...
 
Telles sont les premières mesures prises à Cuges en ce 15 août 1720.
D’autres suivent quinze jours plus tard, car « les maladies contagieuses dont la ville de Marseille est infectée, se répandent dans le voisinage ; il est à appréhender qu’elles ne se communiquent encore davantage ».
 
A Marseille, où le blocus a été décrété depuis le 31 juillet, on compte désormais un millier de morts par jour, le pic de l’épidémie est désormais atteint. A Cuges, les consuls s’inquiètent pour l’avenir. Ils savent bien que, si les voies de communication continuent à être bloquées, plus aucune marchandise ne pourra pénétrer au village… Ils savent bien que, en dehors de la maladie, comme chaque fois qu’il y a une épidémie, la famine ne tardera pas à menacer… Les consuls se veulent alors prévoyants : « Il serait de l’intérêt public de la communauté de prendre des moyens et des précautions pour tâcher d’éviter les malheurs qu’un tel mal pourroit apporter. Il serait par conséquent nécessaire de faire une provision de blé pour subvenir aux besoins de tous les habitants ».
 
Rien n’indique que les moissons de 1720 aient été médiocres, pourtant il est décidé d’acheter cent cinquante charges de blé. Peut-être juge-t-on utile de constituer quelques réserves. Dans le même temps, on interdit aux habitants de sortir du village blé et farine. Serait-ce pour éviter quelque trafic ? On peut malgré tout se demander s’il ne s’agit pas là d’une interdiction de principe, difficile à mettre en œuvre, car le moulin de la collectivité se trouve dans la vallée de St-Pons, à Gémenos…
 
Au mois de septembre, le blé a été acheté. Il a tout de même fallu aller le chercher à Saint-Maximin, et, faute d’argent en caisse, avoir recours à un nouvel emprunt. Quatre mois plus tard, en janvier 1721, la peste sera toujours là, et le village toujours isolé. La viande risquant également de manquer, il sera jugé opportun d’acheter une quarantaine de moutons. La délibération précise qu’ils sont destinés à l’approvisionnement des habitants. C’est une décision adoptée par un bureau de santé qui semble avoir été nouvellement mis en place, peut-être dans le prolongement de celui créé par le Régent au niveau national.
 
L’été 1720 aura été chaud et humide, offrant des conditions particulièrement favorables à la prolifération des puces pesteuses. A Marseille, l’épidémie progresse inexorablement et touche désormais tous les quartiers de la ville. On ne sait où accueillir les malades, malades que d’ailleurs on ne sait pas soigner, et que l’on finit par abandonner n’importe où. Les cimetières ont été fermés en même temps que les caveaux des églises. On ne sait que faire des cadavres… Dans la chaleur de l’été, les rues de Marseille ne sont plus qu’un amoncellement de moribonds et de corps en décomposition. Quand arrive septembre, les décès sont si nombreux que les « enterre-morts » ne peuvent faire face. Les forçats des galères, sans doute en échange de quelques promesses, sont appelés à la rescousse. Promesses qu’il sera inutile de tenir : au seul quartier de la Tourette, cinq survivront sur la centaine qui interviendra... Qu’il s’agisse de témoignages écrits ou de tableaux, dans toute la ville ce ne sont que visions cauchemardesques et apocalyptiques.
 
Certes, les autorités locales, par trop préoccupés par les affaires de la ville ou par les leurs, ont fait preuve de négligences et d’hésitations, voire de dissimulations. Certes encore, l’administration centrale, en la personne de l’intendant de Provence, Cardin Le Bret, a considéré qu’il « valait mieux que le public ne soit pas informé », conseillant aux échevins « de tenir cette sorte de malheurs secrète ». Toutefois, si l’on considère que le comportement des habitants de Cuges a été général – et sans doute l’a-t-il été – il faut bien prendre en compte une autre réalité : la population n’a guère été disciplinée… En Provence, que les villageois aient été inconscients devant un danger mal expliqué car mal connu, ou que, confrontés à un problème de subsistance, ils n’aient guère eu le choix, toujours est-il qu’ils vont continuer à faire commerce. N’hésitant pas à braver les interdictions, ils vont eux aussi contribuer à l’aggravation de l’épidémie…